Propriétés Le Figaro

Reportage

Maisons d'architecte (à tout prix)

Maisons d'architecte (à tout prix)

Le Snake de François Roche, 350 m² de blancheur habitable dans le Xe à Paris, est proposé à 1 580 000 euros

Preuves que les objets inanimés ont une âme, les maisons d’architectes ravissent un public de connaisseurs et de collectionneurs d’art. Décryptage d’un marché très particulier.

Flamboyantes, uniques en leur genre, conçues à merveille pour notre époque, les maisons signées par un grand - ou moins grand - nom de l’architecture, vivent un regain d’intérêt. Aux États-Unis, leur cote s’envole. Desert House, la maison édifiée en 1946 par l’architecte Richard Neutra pour le richissime et philanthrope Edgar J. Kaufmann, a été récemment adjugée à près de 15 millions de dollars. Détail qui a son importance, la cession s’est déroulée chez Christie’s, en parallèle à une vente d’art contemporain pour signifier que ce petit bijou aux plans libres était bel et bien un “objet d’art” de son temps. D’autres ventes, mais moins récentes, ont défrayé la chronique, comme celle de la maison de week-end conçue par Mies van der Rohe pour le médecin Edith Farnsworth (1945- 1951). Pour autant, ce marché démarre. En Californie du Sud, quelques rares agents immobiliers ont eu assez de flair pour y prendre racine, comme Deasy/Penner & Partners et le séduisant site Internet Architecture for sale. Au Royaume-Uni, The Modern House officie à Londres et dans le Surrey depuis six ans en se définissant comme le seul spécialiste du pays dévolu à cette catégorie de biens.

Deux marchés en un

Dans l’Hexagone, les agences immobilières consacrées exclusivement aux maîtres de l’architecture se comptent sur seulement deux doigts de la main. Muriel Auclert Immobilier fut la première à ouvrir ses portes voilà cinq ans. Cette petite structure est dirigée par Muriel Auclert, une adepte du design à l’expérience acquise chez Vitra. Plus récemment, l’agence Ateliers Lofts et associés fonda Architecture de collection, spécialisée dans les XXe et XXIe siècles et animée par Nicolas Libert et deux architectes, Delphine Aboulker et Cédric Resche. Des agences, comme Espaces atypiques, ont parfois en portefeuille des maisons signées, mais n’en font pas leur spécialité. Le marché de la maison d’architecte se scinde en deux segments : l’un englobe les grandes signatures du modernisme, comme Le Corbusier, Mallet-Stevens ou Auguste Perret, et le second, résolument contemporain, s’oriente vers les architectes vivants renommés et les jeunes pousses repérées pour leur potentiel à se frayer un chemin vers le vedettariat. La commande publique n’étant pas monnaie courante au début de leur carrière, bon nombre d’architectes démarrent en effet dans le métier en traçant les plans de maisons de particuliers. Ces bâtiments sont infiniment créatifs, inédits, spectaculaires. Pour un grand comme “Corbu”, la maison individuelle représenta même un laboratoire d’expérimentation. Cela étant, on n’entre pas comme un intrus dans ce monde. Il faut déjà de l’appétit pour le bel objet et l’art contemporain. Dans le bureau de Nicolas Libert, collectionneur d’art, trône un énorme et sculptural pied, référence au David de Michel-Ange. Et sa maison de campagne du Perche, contemporaine à souhait, défie les inconditionnels du colombage normand.

Des amateurs d'art

L’acquéreur d’une maison d’architecte se révèle souvent un galeriste, parfois un chef d’entreprise ou un artiste fortuné et presque toujours un collectionneur d’art. Plus jeune que dans l’univers traditionnel du luxe, cet amateur de pièces rares a environ 35 à 50 ans. En France, 70 % de la clientèle est nationale. “Les jeunes générations, sensibles à l’écologie, optent pour une maison d’architecte contemporaine aux prouesses environnementales, signale Nicolas Libert. À l’aise financièrement, les plus anciennes générations préfèrent une maison portant une grande signature du XXe siècle”. L’offre française compte dans les 20 000 œuvres originales, dont 400 classées ou inscrites à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Le ticket d’entrée démarre à un niveau nettement plus abordable que dans le marché de l’ancien haut de gamme. Par exemple, une maison conçue par Jean Nouvel, près de Troyes, s’affiche à 390 000 euros. Avec 700 m2 de jardin, le bien reste à construire en Vefa (vente en l’état futur d’achèvement) en même temps qu’une dizaine de maisons sœurs. Dans un registre élitiste, la maison Lemoult, signée Philippe Starck et située dans l’île Saint-Germain, à Issy-les-Moulineaux, est présentée à 2 150 000 euros. Construite en 1987, elle accorde un rôle majeur à l’escalier monumental. L’œuvre a été très réussie en dépit d’un cahier des charges fort difficile à suivre, comme l’assise sur un terrain étroit et le budget modeste des Lemoult, commanditaires et amis de Starck. Le créateur des appartements privés de l’Elysée notamment a ensuite édité des maisons en kit, dont deux ou trois seulement furent construites, faute d’un accord des autorités locales. Dans la patrie d’Haussmann et de Mansart, l’architecture contemporaine n’a pas été vraiment reconnue à sa juste valeur, hormis dans les milieux artistiques. À ce propos, c’est une artiste, Tamara de Lempicka, qui confia la décoration de son appartement et de son atelier à Mallet- Stevens. Sur quatre niveaux d’un immeuble du XIVe arrondissement signé par l’architecte (1929), ce chef d’œuvre de l’Art déco est mis en vente à 4 500 000 euros.

Des parcours initiatiques

Force est de constater que ce marché demeure confidentiel. À Paris, où l’offre individuelle se fait rarissime, quelques opportunités se présentent dans des immeubles remarquables. Pour ne citer qu’eux, les immeubles Walter de la porte de Passy, du pur “30”, bénéficient d’une forte cote. “La majorité des acquéreurs accueille positivement les grandes signatures architecturales, sinon elle reste difficile à convaincre”, observe Patrick Randi, agent immobilier spécialisé dans le prestige. “Cependant, un esprit loft s’instaure. La tendance est d’épurer, de rendre plus contemporains les appartements à moulures et corniches”. Surfant sur cette nouvelle vague, Architecture de collection organise des parcours urbains pour faire découvrir au grand public l’atelier de Le Corbusier à Boulogne, des villas mythiques des XIVe et XVIe arrondissements ou le quartier de la bibliothèque nationale de France. Plus de 1 000 personnes ont participé, témoignant par là de l’attrait croissant pour les formes architecturales peu communes et de belle envolée.

Une surcote en fonction du nom de l’architecte

“Une signature, même de Le Corbusier, ne permet pas de monter une cote à un niveau extraordinaire”, admet Muriel Auclert. La localisation importe en premier lieu, comme dans tout marché immobilier classique”. Présentée dans le catalogue de Muriel Auclert Immobilier, la maison conçue par Claude Parent pour la peintre Andrée Bordeaux-Le-Pecq, n’est ainsi estimée que 1 250 000 euros parce qu’elle se situe dans l’Eure, à une heure de Paris. Une somme modique pour ce délice architectural des années 60, fleuron du “brutisme” (en béton brut) cher au maître d’œuvre et doté d’un parc de quatre hectares et de tennis. “La cote d’une maison d’architecte demeure nébuleuse, renchérit l’agent immobilier. Elle ne se compare pas à celle du tableau qui souvent s’envole en passant les frontières. C’est un bien rare qui bénéficie néanmoins d’une surcote en fonction du renom de l’architecte et du coup de cœur qu’il procure”.

Photo © WWW.ARCHITECTUREDECOLLECTION.FR